Baz Luhrmann et Catherine Martin
Baz Luhrmann est un réalisateur, scénariste et producteur australien connu pour ses films emblématiques et ses collaborations artistiques avec des acteurs de renom (Nicole Kidman, Léonardo Dicaprio, Ewan MacGregor…). Baz Luhrmann a notamment gagné en notoriété grâce à une série de films, ses premiers, qu’il a appelé La trilogie du Rideau Rouge (Red Curtain Trilogy) réalisé dans les années 1990 : Ballroom Dancing (1992), Roméo + Juliette (1996), Moulin Rouge (2001). Par la suite, il a réalisé le film historique Australia (2008), l’adaptation de Gatsby le Magnifique (2013) ainsi qu’une série télévisée retraçant la genèse du Hip-Hop aux Etats-Unis, The Get Down (2016).
Baz Luhrmann est rattaché à la sphère du spectacle et en particulier à la danse et au théâtre puisqu’il était metteur en scène de ballets, de pièces de théâtre, comédien et acteur avant de devenir cinéaste. Comme ses parents étaient dans le cercle artistique australien, Baz Luhrmann reçut de nombreux enseignements sur la photographie, l’audiovisuel et surtout le cinéma par le biais de son père qui en possédait un, tandis que sa mère lui enseigna la danse et plus précisément les danses de salon. C’est notamment cette pluralité artistique qui me fait aimer cet homme. Il ne choisit pas, il vit chacune de ses passions à leur juste mesure.
J’ai découvert Baz Luhrmann avec son film Moulin Rouge durant mon enfance et ce fut pour moi un véritable coup de cœur. J’ai ensuite vu et revu toute sa filmographie plusieurs fois, comprenant au fur et à mesure ma fascination pour son travail. J’ai même écrit mes deux mémoires sur Baz Luhrmann !
Mon plus grand regret lors de l’écriture desdits mémoires fut de ne pas pouvoir les consacrer à deux personnalités à la fois. Je voulais l’écrire sur Baz Luhrmann certes mais aussi sur sa femme, Catherine Martin, qui est costumière, scénographe, chef décoratrice mais aussi productrice et directrice artistique sur les films réalisés par son mari. Avec cet article, je remédie à cette faute car il serait dommage de ne citer que lui. Ensemble, ils forment un couple à l’univers singulier s’inspirant de thématiques et de références tellement diverses qu’il ne suffirait pas d’un article pour en exprimer toute la richesse. D’ailleurs, il est intéressant de noter que Catherine Martin produit les décors et costumes de tous les films à la main, prouvant son indéniable talent multiforme ! Qui se ressemble, s’assemble !
Dans les coulisses de leurs œuvres…
Au-delà du fait que je voue une passion pour les acteurs avec qui ils travaillent (un article de mon panthéon des artistes à propos de Léonardo Dicaprio risque de voir le jour dans les mois qui viennent…), le couple Baz/Catherine possède deux particularités qui m’interpellent à chaque fois.
La première, c’est l’aisance avec laquelle ils jouent avec les arts, entrelaçant cinéma, architecture, théâtre, musique, danse, chant, et même peinture grâce à des cadrages spécifiques ainsi que des cadres dans le cadre (sentez-vous ma fascination pour ce type de plan ?). Ils mêlent absurdité et sacré, kitsch et pureté, excès et tragédie, couleurs et nobles émotions… Leur style est vivant, éclatant, explosif. Ils ne s’embarrassent pas des conventions et leurs thématiques bien qu’universelles sont traitées différemment par rapport à ce que nous avons l’habitude de voir. Le mot d’ordre est l’exaltation, l’amour, la passion mais aussi la création et l’originalité. Le tout est travaillé avec rigueur et recherches proposant un patchwork de références historiques et visuelles qui peut donner le tournis mais finit par captiver.
La deuxième particularité de leur duo est qu’ils travaillent à la manière d’une troupe de théâtre avec le reste de leur équipe qui, très soudée, les suit depuis le début de leur carrière comme Craig Pearce qu’ils ont rencontré à la NIDA (National Institute of Dramatic Art – Australia) et qui les aide à la recherche, au développement et à la scénarisation de leurs films. Et, lorsqu’on regarde d’un peu plus près les génériques de leurs derniers films, nous pouvons y voir figurer de nombreux noms déjà présents dans les précédents, voire même depuis les débuts de leur filmographie. Le réalisateur s’entoure toujours des mêmes personnes, comme le ferait un metteur en scène dont la « troupe » voyage de villes en villes, de projets en projets.
Zoom sur une de leurs œuvres
Il m’est très difficile de choisir une de leurs œuvres comme étant ma préférée mais si je réfléchis profondément, je pense que mon choix se porterait sur le film Roméo + Juliette, sujet de mon deuxième mémoire. Et en particulier, la séquence de la tirade de Mercutio, qui se déroule sur la scène théâtrale ouverte de la plage dans le film. Cette tirade m’obsède depuis ma première lecture de Roméo et Juliette de Shakespeare au collège et je la voyais interprétée pour la première fois à l’écran.
Je vous partage l’extrait en question issu de Roméo et Juliette de Shakespeare (1597):
Acte I, scène IV. Ils s’apprêtent à se rendre au bal des Capulet. ROMÉO. – En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, mais il y a peu d’esprit à y aller. MERCUTIO. – Peut-on demander pourquoi ? ROMÉO. – J’ai fait un rêve cette nuit. MERCUTIO. – Et moi aussi. ROMÉO. – Eh bien ! Qu’avez-vous rêvé ? MERCUTIO. – Que souvent les rêveurs sont mis dedans ! ROMÉO. – Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité. MERCUTIO. – Oh ! Je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu’une agate à l’index d’un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d’ailes de sauterelles ; les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu’une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, et vite il rêve qu’il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme chatouiller la narine d’un curé endormi, et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C’est elle… ROMÉO. – Paix, paix, Mercutio, paix. Tu nous parles de rien ! MERCUTIO. – En effet, je parle des rêves, ces enfants d’un cerveau en délire, que peut seule engendrer l’hallucination, aussi insubstantielle que l’air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord, et qui, tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, va se tourner vers le midi encore humide de rosée ! BENVOLIO. – Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.
Dans le film Roméo + Juliette, la scène théâtrale, qui se situe sur la plage de Verona Beach, est un de mes plans préférés de l’histoire du cinéma. C’est un condensé de nombreuses références théâtrales , avec un trou dans le fond de scène qui en fait une sublime « peinture » encadrée de la mer. Son aspect en ruine lui apporte une dimension terriblement mélancolique. La mise en scène y est bien particulière lui conférant une force tragique-comique qui ne cesse de m’émouvoir.
Je vais vous faire le récit de ce qui se joue à l’écran pour que vous puissiez apprécier l’énergie vibratoire de la séquence et sa formidable originalité créant une des adaptations de Roméo et Juliette les plus surprenantes, à mon sens :
Après avoir reçu des invitations au bal costumé des Capulet pour y réaliser un numéro de danse, Mercutio arrive en voiture, sous le ciel illuminé de feux d’artifice, au son d’une musique dansante. Il se tartine la bouche de rouge à lèvres, une fausse perruque blonde afro vissée sur la tête. Il est extatique, et, lorsqu’il descend de la voiture, nous voyons pour la première fois ce qu’il porte. Accoutré d’un soutien-gorge à paillettes argentées, d’une mini-jupe et de talons hauts assortis, il se déhanche avant de donner à Benvolio, assis sur les sièges rétractables, une invitation au bal. Le costume et l’attitude du personnage brouillent les codes : Mercutio n’est ni un homme ni une femme, ne se comporte ni en personnage de cinéma, ni en personnage de théâtre. Ce flou volontaire est incroyable et dénote, en plus d’un attachement à la cause LGBTQ+, un bel effort métaphysique pour nous interroger sur ces deux arts.
Puis, Mercutio s’élance sur la scène de Verona Beach, se trémoussant, avant de lancer son bras droit en l’air comme pour saluer le public en face ainsi que ses amis que nous voyons devant lui le regarder en riant, une bière à la main. Roméo, depuis le début, est assis sur le socle des colonnes antiques, mélancolique. Mercutio arrive à le dérider un peu en continuant sa danse, chantant et extirpant les invitations de sous sa jupe pour les distribuer. Le jeu d’acteur d’Harold Perrineau est celui d’un comédien dont le geste est la clé de sa théâtralité. A travers la danse, le mime et même la magie, l’acteur, volontairement excentrique, joue sur les registres, passant du comique au mélodrame, en un rien de temps.
Le dialogue commence alors entre Roméo et Mercutio. Celui-ci l’invite à danser mais Roméo n’est pas à la fête. Il a encore le cœur « brisé » par Rosaline. Alors qu’il se dérobe, montant debout sur le socle des colonnes, déguisé en soldat, il retire son armure et reste en côte de maille. Mercutio prend le parti de se moquer de lui et de continuer de danser et de mimer ses paroles, comme pour les accentuer. Il va même jusqu’à chahuter Roméo avant de l’emmener. Après ce court dialogue, c’est le moment privilégié du monologue avec la tirade de la reine Mab qui prouve que Mercutio est un conteur, un beau parleur. Il parle d’une petite fée qui s’appelle Mab, personnage réel issu du folklore anglais, qui sème des graines dans l’esprit de chaque homme qui dort pour qu’ils rêvent de choses qu’ils désirent ardemment. Le but ultime de Mercutio est de faire prendre conscience à Roméo qu’il rêve de Rosaline parce qu’il est amoureux de l’amour et non pas d’elle, il veut lui faire oublier la jeune femme pour que Roméo vienne faire la fête avec lui.
Ce qui est intéressant, c’est que Baz Luhrmann a décidé de transformer ce mythe de la reine Mab en métaphore pour désigner la drogue que Mercutio possède et qu’il offre à Roméo. De forme ronde avec un cœur fléché rouge au centre, le cachet représente la fée et Mercutio le fait disparaître plusieurs fois à la manière d’un magicien faisant un parallèle entre l’aspect volatile de la drogue et celui de la fée. Au début de sa tirade, Harold Perrineau est moqueur, puis très vite méprisant jusqu’à être en colère lançant des coups de pieds et de poings en direction d’un personnage qui n’existe pas. On le croirait vraiment en prise avec des forces invisibles, comme déjà conscient du destin tragique qu’il va subir à l’endroit même où il se trouve.
Personnellement, cette scène me donne la chair de poule. Grâce à un beau travail du son et de la musique, des plans très resserrés sur le visage d’Harold Perrineau et de Léonardo Dicaprio qui nous font plonger au cœur de leurs émotions, des adaptations inédites et personnelles du texte qui le font exister d’une manière très contemporaine, des cadrages majestueux, un décor impressionnant, Baz Luhrmann a réussi le pari de faire exister ce personnage secondaire trop souvent mis de côté à mon sens, proposant ainsi une nouvelle forme à ce texte si galvaudé. Bref, vous l’aurez compris, j’adore ce cinéaste et je me passionne pour l’univers que Catherine Martin a créé.
En clair, je ne peux que vous recommander leurs films car en plus de passer un bon moment cathartique, vous verrez, l’image vous transportera dans un autre univers et vous vous questionnerez certainement sur votre propre art.
Car si ce duo a bien réussi une chose c’est de m’apprendre que le lien entre les arts est poreux et qu’il ne tient à nous d’entremêler le tout pour créer NOTRE art. L’art qui nous ressemble.
Et vous, appréciez-vous leur travail ? Avez-vous un film préféré de ce duo ?